Altaprisma : Le protectionnisme raisonné. Une voie à suivre ?

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Entretien avec Monsieur Luc DOUMONT,

Ancien fonctionnaire des Douanes françaises, Président de l’Association Internationale des Douaniers Francophones (AIDF)

Propos recueillis par Monsieur Ghenadie RADU, Dr en droit, Altaprisma (formations douane et commerce international), Membre de l’AIDF

Paris, le 12 novembre 2025

Dr Ghenadie RADU : Merci d’avoir trouvé le temps de m’accorder cet entretien, pourriez-vous vous présenter brièvement s’il vous plaît ?

Luc DOUMONT : Ancien fonctionnaire des Douanes françaises, j’exerce actuellement la fonction de Président de l’Association Internationale des Douaniers Francophones (AIDF). Créée en 2016, notre association célébrera en mars prochain ses dix années d’existence, au service du renforcement des liens, du partage d’expériences et de la coopération entre douaniers francophones à travers le monde.

 Dr Ghenadie RADU : Comment définiriez-vous le concept de « protectionnisme raisonné » ? En quoi ce concept diffère-t-il du celui de « protectionnisme traditionnel » ?

Luc DOUMONT : Le protectionnisme raisonné, selon moi, pourrait être défini comme une approche économique et politique visant à articuler la nécessaire ouverture des marchés à la préservation des intérêts stratégiques nationaux. Il se distingue du protectionnisme traditionnel, souvent perçu comme une logique de fermeture, en proposant une conception équilibrée, sélective et proportionnée de la protection économique.

Cette notion repose sur l’idée que la libéralisation intégrale des échanges ne garantit pas, à elle seule, l’équité et la stabilité du commerce mondial. Dans un contexte de concurrence, parfois déloyale, qui déstabilise les économies, de crises récurrentes des chaînes d’approvisionnement et de dépendances accrues à certains secteurs ou régions, le protectionnisme raisonné vise à corriger les déséquilibres structurels et à renforcer la résilience économique des nations, sans remettre en cause le principe d’ouverture commerciale.

Trois axes principaux caractérisent cette approche :

  1. La protection ciblée : il s’agit de défendre les secteurs stratégiques, les filières locales et les emplois essentiels, sans instaurer de barrières systématiques ni discriminatoires.
  1. La régulation équitable : le protectionnisme raisonné s’appuie sur des mécanismes de contrôle, de transparence et de réciprocité qui doivent être renforcés afin d’assurer des conditions de concurrence loyales entre acteurs économiques. L’instauration de clauses miroirs dans les accords de libre-échange est un exemple parmi d’autres.
  1. La coopération internationale : loin de promouvoir le repli, cette doctrine encourage le dialogue entre États, administrations douanières et organisations internationales pour harmoniser les pratiques et garantir un commerce responsable. Dans ce cadre, une refonte des règles de fonctionnement de l’OMC me paraît indispensable, compte tenu des blocages actuels.

Ainsi, le protectionnisme raisonné ne se réduit pas à une doctrine défensive. Il constitue une stratégie d’ouverture maîtrisée, fondée sur la responsabilité, la souveraineté économique et la coopération internationale. Il propose une voie médiane entre le libéralisme intégral et l’isolement économique, en plaçant la régulation au service du développement et de la stabilité globale.

Dr Ghenadie RADU : Quels seraient, selon vous, les avantages et les inconvénients liés au recours au protectionnisme raisonné ? 

Luc DOUMONT : Les principaux avantages et inconvénients du protectionnisme raisonné.

I. Les avantages

  1. Renforcement de la souveraineté économique. Le protectionnisme raisonné permet aux États de préserver le contrôle sur leurs secteurs stratégiques (énergie, alimentation, numérique, santé, défense, etc.). En limitant la dépendance vis-à-vis des fournisseurs étrangers, il favorise une autonomie décisionnelle accrue et une meilleure résilience face aux crises internationales. Ainsi les États arrivent à mieux préserver leur souveraineté dans une période où le retour des empires économiques est de plus en plus évident.
  1. Soutien à la production locale et à l’emploi. En instaurant des mesures ciblées de protection ou de soutien, cette approche encourage le développement des entreprises nationales et la création d’emplois durables. Elle stimule l’innovation et la compétitivité interne, tout en valorisant les circuits économiques régionaux.
  1. Encouragement d’un commerce équitable et loyal. Le protectionnisme raisonné vise à corriger les distorsions de concurrence liées aux pratiques déloyales (dumping, subventions, contrefaçons). Il contribue ainsi à établir un cadre commercial plus juste, garantissant la transparence et la qualité des échanges.
  2. Protection des consommateurs et de l’environnement. En contrôlant plus strictement les produits importés, cette politique favorise la sécurité sanitaire, la qualité des biens et la protection de l’environnement, notamment par la limitation des produits non conformes ou polluants.5. Stabilisation macroéconomique. Dans un contexte d’instabilité mondiale, le protectionnisme raisonné peut agir comme un amortisseur contre les chocs économiques externes, limitant les effets de la volatilité des marchés mondiaux sur les économies nationales.

II. Les inconvénients

  1. Risque de représailles commerciales. Même lorsqu’il est sélectif et proportionné, le protectionnisme raisonné peut entraîner des mesures de rétorsion de la part des partenaires commerciaux, compromettant ainsi les exportations et les relations diplomatiques.
  1. Hausse possible des coûts pour les consommateurs. La protection des productions locales peut se traduire par une augmentation des prix ou une réduction de la diversité des produits disponibles sur le marché intérieur, ce qui peut affecter le pouvoir d’achat.
  1. Ralentissement potentiel de l’innovation. Si la protection devient trop confortable pour certaines entreprises nationales, elle peut diminuer les incitations à innover ou à améliorer la compétitivité, affaiblissant la performance globale à long terme.
  1. Complexité de mise en œuvre et de régulation. Le protectionnisme raisonné exige une gouvernance fine et transparente : identifier les secteurs à protéger, calibrer les mesures et éviter les abus administratifs. Sans coordination efficace, il peut générer bureaucratie, lenteurs et incohérences réglementaires.
  1. Tensions avec les règles du commerce international. Certaines mesures protectrices, même raisonnées, peuvent être perçues comme contraires aux accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou à d’autres engagements multilatéraux, créant des tensions juridiques et politiques.

Le protectionnisme raisonné se veut une alternative pragmatique entre le libre-échange intégral et le repli économique. Son avantage majeur réside dans sa capacité à protéger les intérêts essentiels, tout en préservant l’ouverture et la coopération internationale. Cependant, son efficacité dépend étroitement de la clarté de ses objectifs, de la proportionnalité des mesures adoptées et de la qualité de la gouvernance douanière et économique qui l’accompagne.

En somme, il s’agit d’un protectionnisme d’équilibre : bénéfique lorsqu’il est fondé sur la transparence, la responsabilité et la concertation, mais risqué s’il dérive vers l’arbitraire ou la surprotection.

Dr Ghenadie RADU : Pensez-vous que le recours au protectionnisme raisonné permettrait d’écrire un nouveau chapitre en matière commerciale internationale, ou bien il s’agit d’un phénomène de « mode » ?

Luc DOUMONT : L’émergence du protectionnisme raisonné traduit moins un retour au passé qu’une adaptation du commerce international aux défis contemporains. Loin d’être un simple effet de mode, ce concept reflète une mutation profonde des rapports économiques mondiaux et des priorités politiques des États.

Depuis la fin du XXᵉ siècle, la mondialisation s’est appuyée sur le postulat selon lequel la libéralisation totale des échanges conduirait mécaniquement à la prospérité et à la stabilité. Les crises successives, financière (2008), sanitaire (COVID19), énergétique, géopolitique, ont mis en lumière les vulnérabilités systémiques d’un modèle fondé sur la dépendance et la dérégulation. Dans ce contexte, le protectionnisme raisonné n’est pas une régression, mais une tentative d’adaptation du commerce international à un environnement plus incertain, plus concurrentiel et plus exigeant sur le plan éthique, social et environnemental.

Le protectionnisme raisonné repose sur la recherche d’un équilibre entre ouverture commerciale et autonomie stratégique. Il ne s’agit plus de choisir entre mondialisation et fermeture, mais de définir les conditions d’une mondialisation régulée : respectueuse des règles, protectrice des populations et compatible avec les objectifs de développement durable. De ce point de vue, il pourrait bien ouvrir un nouveau chapitre du commerce international, en redéfinissant les notions de compétitivité, de loyauté et de durabilité. Les politiques industrielles, énergétiques et douanières convergent désormais vers une logique de résilience et de sécurité collective, plutôt que de simple performance économique. Toutefois, le concept peut perdre sa portée s’il est utilisé de manière instrumentalisée ou circonstancielle. Si le protectionnisme raisonné se réduit à un argument politique conjoncturel pour justifier des mesures protectionnistes classiques, il risque effectivement de n’être qu’un phénomène de mode, sans impact durable sur la gouvernance du commerce mondial. Sa légitimité repose donc sur sa cohérence à long terme : transparence, proportionnalité et coopération internationale doivent en rester les piliers.

Le véritable enjeu du protectionnisme raisonné réside dans sa capacité à inspirer une réforme du cadre multilatéral. En intégrant la notion de sécurité économique, de justice commerciale et de durabilité dans les discussions internationales (notamment au sein de l’OMC), il pourrait contribuer à repenser les fondements du commerce mondial. Dans cette perspective, il ne s’agit pas d’un simple ajustement, mais bien d’un nouveau paradigme, susceptible de concilier souveraineté et solidarité à l’échelle mondiale.

Le protectionnisme raisonné dépasse le statut de phénomène de mode pour s’affirmer comme une évolution nécessaire du commerce international. Il traduit la recherche d’un modèle plus équilibré, fondé sur la régulation, la responsabilité et la coopération. Son avenir dépendra toutefois de la volonté politique des États et de la capacité des institutions internationales à intégrer cette logique dans une gouvernance globale rénovée.

Concrètement, il ne s’agit pas d’un retour au protectionnisme d’hier, mais d’une tentative d’inventer le commerce équitable de demain.

Dr Ghenadie RADU : Quel serait, selon vous, le rôle de la Douane en matière de protectionnisme raisonné ?

Luc DOUMONT : La Douane occupe une position stratégique au cœur du protectionnisme raisonné. En tant qu’administration chargée de réguler les échanges, elle est à la fois gardienne des frontières économiques et facilitatrice du commerce international. Son rôle consiste à concilier deux impératifs, souvent perçus comme opposés : protéger les intérêts nationaux tout en préservant la fluidité des échanges légitimes.

Dans le cadre du protectionnisme raisonné, la Douane assure la protection des filières nationales contre les pratiques déloyales (dumping, contrefaçon, sous-évaluation, fraude fiscale, etc.). Elle veille à ce que les produits importés respectent les normes de qualité, de sécurité et d’origine, garantissant ainsi la loyauté du commerce et la sécurité des consommateurs. Cette fonction de contrôle n’a pas pour but de fermer les marchés, mais de rétablir des conditions de concurrence équitables entre les producteurs locaux et étrangers.

La Douane joue également un rôle de régulateur économique. Par la mise en œuvre de droits de douane modulés, de mesures de sauvegarde ou de quotas sélectifs, elle contribue à corriger les déséquilibres structurels du commerce international.

Dans un contexte de volatilité des marchés, elle devient un outil de stabilisation permettant aux États de protéger temporairement leurs secteurs stratégiques sans rompre avec les principes du libre-échange.

Le protectionnisme raisonné ne se conçoit pas sans transparence ni coopération. La Douane, par son rôle de facilitateur des échanges, participe à la mise en œuvre de politiques commerciales claires, prévisibles et conformes aux engagements internationaux. Grâce à la dématérialisation des procédures, à la gestion du risque et à la coopération inter-administrations, elle favorise un commerce sûr et fluide, où la protection n’est pas synonyme de lourdeur administrative.

Dans un contexte marqué par les menaces transnationales (trafics, terrorisme, crise sanitaire, cyber-risques), la Douane constitue un rempart essentiel à la sécurité nationale et économique. Elle contrôle les flux physiques et numériques de marchandises, de capitaux et de données, contribuant à la souveraineté économique des États. Ce rôle élargi renforce sa position en tant qu’acteur central du protectionnisme raisonné, garant d’une ouverture maîtrisée et sécurisée.

Enfin, la Douane participe activement à la construction d’un cadre multilatéral équilibré. Par la coopération douanière, l’échange d’informations et la mutualisation des bonnes pratiques (notamment dans l’espace francophone à travers l’Association Internationale des Douaniers Francophones / AIDF), elle promeut une vision du commerce fondée sur la solidarité, la conformité et la confiance mutuelle. Le protectionnisme raisonné trouve ainsi sa dimension internationale grâce à l’action coordonnée des administrations douanières.

Le rôle de la Douane dans le protectionnisme raisonné est à la fois économique, sécuritaire et diplomatique. Elle incarne la frontière intelligente : celle qui protège sans isoler, qui contrôle sans bloquer, et qui facilite sans déréguler. Par son expertise et son adaptabilité, la Douane s’impose comme un acteur pivot de la mondialisation régulée, garant d’un commerce équitable, sûr et durable.

Le mot de la fin

Luc DOUMONT : Réinventons de nouvelles mesures de protection douanière dans le cadre d’un protectionnisme raisonné. Pour y arriver, quelques propositions.

  1. Instaurer des droits de douane modulés selon la performance environnementale et sociale des produits importés, afin de valoriser les chaînes responsables et décourager le dumping social et climatique.
  2. Mettre en œuvre des droits ou quotas transitoires pour les secteurs clés (santé, agroalimentaire, énergie, technologies vertes) afin de favoriser la montée en gamme et la relocalisation.
  3.  Créer un label douanier garantissant la transparence des chaînes d’origine, la diversification des fournisseurs et la conformité aux normes sociales minimales.
  4. Instituer un comité de suivi au sein de Union européenne pour évaluer en continu l’impact des mesures et ajuster la politique douanière.

Ces mesures doivent être limitées dans le temps et révisables. Bien entendu, les critères mis en œuvre feraient l’objet d’une publication systématique ainsi que les données et résultats. Ces nouvelles mesures seraient appliquées dans le respect du cadre multilatéral de l’OMC et des accords régionaux.

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